Métier de rêve

Il est entré dans la cour du lycée le jour de la rentrée, devant moi, tout près de moi. Il me précédait comme mon ombre, avec ma carrure, ma démarche, mon allure. Il agissait comme moi, pensait donc comme moi, était moi, j’en étais certain, un moi hors de moi, sans visage, marionnette actionnée au gré de mes pensées.

 

Il s’est dirigé un peu mollement vers ce qu’il pensait être la classe de son premier cours d’après rentrée, n’a pas reconnu immédiatement les lieux qu’il a supposé avoir été modifiés pendant les vacances scolaires, a parcouru des couloirs et des couloirs derrière lesquels il entendait ses collègues déjà au travail devant leurs élèves, a commencé à paniquer tant il est soucieux de ponctualité, s’est précipité vers les locaux de l’administration qui avaient déménagé elle aussi. Excusez-moi, pardon, mes élèves ... ah oui, mais c’est bien sûr ... j’y cours, pardon, excusez-moi ...

 

Ils étaient là, ils l’attendaient en compagnie d’un surveillant pas trop content de la corvée. Excusez-moi, pardon, merci. Mais un retard est une impolitesse et les élèves aussi y sont sensibles et savent s’en venger à leur manière. Le cours est difficile, la participation incertaine, l’ambiance délétère, l’ensemble un peu nerveux. Il faut durcir le ton avec tous, menacer les plus menaçants, sanctionner les indomptables, toujours les mêmes, retrouvés d’une année sur l’autre. Il le connaît bien, mon double, celui-ci qu’il sera contraint de faire comparaître devant le conseiller d’éducation faute de pouvoir s’en rendre maître ... Nous le connaissons bien tous les deux d’ailleurs, maintenant que me voilà définitivement sorti de ma somnolence grasse-matinale et de ce rêve quelque peu cauchemardé.

 

Élèves égarés, dissipés ou même grévistes, cours non préparés, devoirs non corrigés, notes non rentrées ... mes rêves me font vivre très fréquemment quelques-unes des difficultés supposées du prof de base. J’en sors généralement épuisé mais très heureux de ne pas avoir eu à connaître réellement ces difficultés-là. Si leur fréquence devait augmenter au point de devoir consulter, il me serait bien aise de me voir proposer une explication à ces cauchemars que je dois peut-être rêver pour avoir su éviter de les vivre ...